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Rupture brutale avec un fournisseur allemand : quel est le juge compétent ?

Le 02 août 2022
Rupture brutale avec un fournisseur allemand : quel est le juge compétent ?
En France, il est interdit de rompre sans préavis suffisant les relations commerciales établies de longue date, même en respectant le préavis prévu au contrat. Bon nombre de partenaires commerciaux étrangers l'ignorent et doivent s'en défendre en justice.

Rupture des relations commerciales établies par un fournisseur allemand : quel est le juge compétent ? - Cour d’appel de Paris, 9 septembre 2020

La rupture brutale des relations commerciales établies, prohibée par l’article L442-1, II du Code de commerce, est une spécificité franco-française. Dans la plupart des pays, la liberté contractuelle prime et il est possible de se séparer d’un partenaire commercial (client ou fournisseur) à tout moment, sauf disposition contractuelle contraire.

Il est donc courant que des sociétés étrangères décident, sans imaginer une seconde que cela puisse être interdit, de mettre fin aux relations contractuelles avec un partenaire commercial français, en respectant le préavis contractuel. Ces sociétés se retrouvent souvent assignées devant le tribunal de commerce.

Les répercutions peuvent être dévastatrices : outre le paiement de dommages-intérêts potentiellement astronomiques, une amende civile peut être prononcée par le juge, dont le plafond est fixé à cinq millions d’euros, le triple du montant des avantages indument perçus ou 5 % du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France. Dans un esprit de « name and shame », le législateur a également prévu que le juge puisse ordonner la publication par voie de presse de la condamnation.

La question de la place d’une telle norme législative dans un contexte international est donc cruciale.

Rappel : dans un contexte international, l’action fondée sur la rupture brutale est de nature contractuelle.

La première question ayant fait couler beaucoup d’encre était celle de la nature contractuelle ou délictuelle de la rupture brutale des relations commerciales établies. Il ne s’agit pas là d’une querelle byzantine : la règle de conflit permettant de déterminer le juge compétent en dépend.

En effet, le règlement Bruxelles I bis prévoit des options de compétence au bénéfice du demandeur, faisant exception au principe selon lequel le défendeur doit être attrait devant le tribunal du territoire sur lequel il a élu domicile. 

Ainsi, aux termes de l’article 7 1), le tribunal compétent en matière contractuelle est celui du lieu d’exécution de l’obligation, tandis que la juridiction qui doit être saisie en matière délictuelle est, conformément à l’article 7 2), celle du lieu du fait dommageable. 

La Cour de justice de l’Union européenne, par l’arrêt Granarolo en date du 14 juillet 2016, s’est d’ores et déjà prononcée en faveur du caractère contractuel de la rupture brutale des relations commerciales établies, même en l’absence de contrat écrit, à condition qu’un faisceau d’indices permette de conclure à l’existence d’un contrat tacite. 

Par cet arrêt, la CJUE a fait échec à la jurisprudence constante de la Cour de cassation qui considère qu’il s’agit d’un délit civil. 

En découle une situation schizophrène : la rupture brutale des relations commerciales établies est, en l’état actuel du droit, considérée comme étant de nature délictuelle lorsqu’elle concerne une relation commerciale franco-française, et de nature contractuelle lorsque l’une des parties est étrangère.

Rupture brutale : une fois la nature contractuelle de l’action déterminée, surgit la question de la nature du contrat

Mais même une fois la nature contractuelle de l’action fondée sur l’article L442-1, II du Code de commerce actée, des difficultés subsistent, à l’une desquelles la Cour d’appel de Paris a tenté d’apporter un solution étonnante par un arrêt du 9 septembre 2020 (n°19/19392).

La brasserie allemande Bitburger avait confié à la société IBB, selon les termes de l’arrêt, la « distribution » de ses bières sur le territoire français, sans toutefois qu’aucun accord écrit n’ait été signé entre les parties. Le 17 juillet 2017, la société allemande a signifié à IBB la rupture de leurs relations commerciales, avec un préavis d’un an et deux semaines. IBB ayant assigné Bitburger en rupture brutale, la société allemande a soulevé l’incompétence du juge français, au motif que la vente des bières avait lieu en Allemagne.

En effet, le raisonnement est simple : en application de l’article 7 1) du règlement Bruxelles I bis, le tribunal compétent est censé être celui du lieu de l’exécution de l’obligation.

Sauf que… la CJUE, depuis l’arrêt Corman Collins du 19 décembre 2013, considère que, lorsque le contrat est un contrat de distribution, le lieu d’exécution de l’obligation est le pays de distribution des marchandises, et non pas celui où elles sont vendues. Logiquement, IBB soutenait donc qu’il s’agissait d’un contrat de distribution.

En cas de rupture brutale, il convient donc non seulement de se poser la question de l’existence ou non d’un contrat tacite, mais également de la nature de ce contrat. En l’espèce, s’agissait-il d’un contrat de vente ou de distribution ?

La Cour d’appel de Paris ayant relevé que la société IBB « distribue » les produits de la société Bitburger en France, et que cette dernière fixe des « objectifs » et octroie des « remises » à IBB, la messe semblait dite.

Pourtant, selon la Cour :

« IBB, qui ne conteste pas l’absence de contrat conclu avec X, ne démontre pas le contrat de fourniture de services allégué, aucun élément en débat, en particulier en terme de rémunération spécifique ou d’exclusivité, n’attestant suffisamment d’un contrat de distribution assorti de stipulations particulières. En tout état de cause, la réalité de la réalisation des actions de promotion et de placement de la marque revendiquées n’est nullement établie ».

Les parties avaient donc conclu un contrat tacite de vente. La vente ayant eu lieu en Allemagne, le juge allemand est compétent pour connaître du litige.

Rupture brutale : la demanderesse doit qualifier « suffisamment » le contrat

A première lecture, une telle solution parait contradictoire. Comment affirmer qu’une société distribue des produits pour ensuite juger que ce n’est pas sur le fondement d’un contrat de distribution qu’elle les distribue ?

En réalité, tout est dans l’adverbe « suffisamment ». La Cour d’appel de Paris a jugé que les pièces versées au débat par la société française ne permettaient pas d’établir avec certitude l’existence d’un contrat de distribution : elle aurait dû davantage s’attacher à démontrer des modalités de rémunération spécifique ainsi que des stipulations particulières en matière d’exclusivité. 

Cet arrêt a le mérite de démontrer une fois de plus que les juges du fond n’appliquent pas aveuglément des règles ; ils jugent in concreto et souverainement des faits avec la matière que leur fournissent les parties.

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Maître Axel Poncet